Majorité numérique à 15 ans : le casse-tête

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La France, par la voix d'Emmanuel Macron souhaite interdire l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 15 ans pour mieux protéger les mineurs en ligne. Une proposition qui relance le débat sur la régulation numérique pour les enfants en Europe, entre législation nationale, cadre européen et faisabilité technique. Entre le droit européen, les technocrates et les divers lobbies, un bras de fer au parfum de milliards s'organise.

Une majorité numérique pour protéger les enfants sur internet est-elle souhaitable ? Emmanuel Macron a de nouveau abordé ce sujet le 10 juin après le meurtre d'une surveillante par un collégien de 14 ans à Nogent-sur-Seine (Haute-Marne, France). Face à ce nouveau drame, le président de la République a réaffirmé sa volonté d’« interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans » en France si rien n’est fait au niveau européen d’ici « quelques mois ».

Promulguée en juillet 2023, la loi française visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne n’est pas encore appliquée, faute d’aval de la Commission. 

La demande d'Emmanuel Macron est soutenue dans une tribune du quotidien Le Monde signée par des eurodéputés français du groupe Renew Europe qui indiquent :

« Comme il est nécessaire d’avoir au moins 16 ans pour poser ses mains sur le volant d’une voiture, la majorité numérique à 15 ans est l’une des solutions pour accroître la protection des plus jeunes sur le web »

Car les enfants sont massivement connectés aux réseaux sociaux et y ouvrent un compte de plus en plus tôt. D'après une enquête de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), la première inscription sur un réseau social interviendrait en moyenne vers l'âge de 8 ans et demi. Un constat qui soulève de nombreuses questions et inquiétudes.

Une majorité numérique, pourquoi ?

La majorité numérique a pour objectif de préserver les plus jeunes de contenus dangereux, susceptibles de renforcer l’anxiété, de diminuer l’estime de soi ou de favoriser la dépression. Les réseaux sociaux sont en outre accusés de véhiculer de nombreuses fausses informations et de contribuer à la propagation de la violence dans la société. 

Dans un rapport publié le 11 juin 2025, la fondation KidsRights tire la sonnette d’alarme sur une « corrélation inquiétante » entre la dégradation de la santé mentale des enfants et une utilisation excessive et addictive des réseaux sociaux, jugée extrêmement néfaste. Le rapport cite notamment l’Europe comme la région où les enfants de 13 ans sont les plus exposés au risque d’utilisation problématique des réseaux sociaux, comme un usage compulsif et addictif, à hauteur de 13 %.

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Crédit : Alex Shuper sur Unsplash

Dans les faits, la limite d’âge fixée à 15 ans est déjà inscrite dans la législation française. Depuis juillet 2023, la loi établit la majorité numérique à cet âge, ce qui signifie qu’un adolescent de 13 ou 14 ans ne devrait plus pouvoir s’inscrire sur un réseau social sans l’accord d’un parent. Toutefois, cette loi, dite « Marcangeli » (du nom de l'actuel ministre de la fonction publique et auteur de cette proposition de loi lorsqu’il était député) n’est pas encore en vigueur. Elle doit d’abord être harmonisée avec le droit européen, notamment avec le règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA).

En août 2023, la Commission européenne indiquait que la loi méconnaissait ce dernier et que certaines de ses dispositions avaient été adoptées selon une procédure non conforme, la rendant inapplicable. Selon Clara Chappaz, ministre du Numérique, « Il faut que [le DSA] oblige les réseaux sociaux à refuser toute création de compte sans vérification de l’âge ».

En cas d’impasse à l’échelle européenne, la France envisage donc de prendre des mesures unilatérales.

Pourquoi la majorité numérique est-elle si difficile à appliquer ?

En l'état actuel, les plateformes soulignent qu’« il est compliqué de trouver des solutions techniques pour faire vérifier l’âge ». Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes, interrogé par l’AFP en septembre 2024, estimait :

« On est obligé d’ouvrir une brèche dans le domaine du respect de la vie privée »

Des tiers de confiance, comme des membres de l’entourage de l’utilisateur, pourraient en revanche vérifier son âge sans que son identité soit révélée au réseau social, tandis que l’utilisation d’outils tels que la reconnaissance faciale resterait très limitée.

 

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Crédit : Nick Fancher sur Unsplash

En juillet 2025, la Commission européenne prévoit de présenter une application permettant de contrôler l’âge des utilisateurs de services numériques, tout en garantissant la protection de leurs données personnelles. « Il s’agira d’une sorte de mini-portefeuille numérique », a indiqué Henna Virkkunen, commissaire à la Souveraineté numérique, le 6 juin 2025. Ce même mois, elle publiera également de nouvelles « lignes directrices » du DSA, notamment en matière de protection des mineurs en ligne. Ces lignes directrices, que l'on peut assimiler à des décrets d’application, sont destinées à clarifier les nouvelles obligations imposées aux grandes plateformes dans l’espace européen.

Avec ces mesures, la Commission européenne espère satisfaire les États membres désirant une directive claire, comme la France. Mais il est peu probable qu’elle y parvienne. Certains pays demandent des mesures plus strictes pour protéger les adolescents des contenus toxiques sur internet.

La proposition de la France d'interdire les réseaux sociaux pour les moins de 15 ans est soutenue par la Grèce, l’Espagne, l’Irlande, le Danemark ou la Belgique.

Selon le ministre délégué chargé de l’Europe, Benjamin Haddad, dans une interview sur Public Sénat

« Vu les phénomènes dépressifs et d’isolement, l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans doit être portée au niveau européen (...). Se mettre d’accord à 27, c’est mettre une plus grande pression aux plateformes. »

Hors Union européenne, la mesure est déjà mise en œuvre en Australie. Le pays a adopté une interdiction pour les moins de 16 ans qui est entrée en vigueur en novembre 2025.

La Nouvelle-Zélande est également en réflexion sur le sujet, tout comme l’Espagne, qui a présenté en juin 2024 un projet de loi pour interdire les réseaux sociaux aux moins de 16 ans, là non plus sans présenter de méthode de vérification de l’âge, ou la Norvège (non membre de l'), qui veut fixer la majorité numérique à 15 ans, mais n’a encore défini ni calendrier ni procédure.

Néanmoins, cette option n'est pas la solution privilégiée par la Commission européenne. « Une interdiction au niveau européen n’est pas ce vers quoi nous nous dirigeons », a expliqué un porte-parole de l'institution, rappelant qu’il « est de la compétence des États membres de fixer une majorité numérique, s’ils le souhaitent ». En vertu de l'article 8 du Règlement européen de protection des données (RGPD), les pays de l'Union Européenne peuvent fixer un âge minimum pour les plateformes de traitement de leurs données, à condition qu'elles dépassent 13 ans. Mais les données peuvent encore être traitées si les parents donnent leur consentement, dit la loi.

La Commission Européenne favorable à des obligations pour les plateformes

Pour protéger les mineurs exposés à des contenus violents ou nuisibles, la Commission européenne privilégie l’imposition d’obligations strictes aux plateformes numériques. Celles-ci devraient être tenues d’identifier les utilisateurs mineurs (notamment grâce à l’application européenne) puis de filtrer les contenus auxquels ils peuvent accéder, sous peine de sanctions. La Commission rappelle d’ailleurs avoir déjà lancé des enquêtes contre des géants du numérique, tels que TikTok et Meta, pour des manquements présumés à la protection de la vie privée des mineurs.

Pour empêcher les enfants d'accéder aux sites pornographiques, la France a adopté des mesures exigeant que les plateformes vérifient l'âge en ligne à l'aide d'une méthode en « double aveugle » : un vérificateur d'âge indépendant connaît les coordonnées de la personne, mais pas la plateforme qu'elle souhaite visiter.

Cette mesure a été approuvée par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), qui a estimé qu'elle protégeait suffisamment la vie privée.

Emmanuel Macron, qui avait nommé une commission « écrans » (sic) composée d’experts pour se pencher sur la question de l’usage des écrans par les adolescents, avait déjà plaidé en juin 2024 en faveur d’une interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans, et d’une interdiction du téléphone aux moins de 11 ans.

La volonté d’interdire les réseaux sociaux à ce public traduit une inquiétude croissante face aux effets des écrans sur les plus jeunes. Mais entre les contraintes juridiques, les limites techniques et les désaccords européens, sa mise en œuvre reste problématique. La pression politique et sociétale sera-t-elle suffisante pour contraindre les plateformes à mieux encadrer l'usage des plus jeunes, ou l’Europe parviendra-t-elle à instaurer une régulation harmonisée, à la fois efficace et respectueuse des libertés individuelles ? Quelle que soit la solution retenue, il est impossible que son application reste perdue au fond d'un tiroir des gouvernants. La santé de nos enfants en dépend.

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